Préface
Tractatus Ayyew
Introduction
1,140 mots
“Ayka ta man gagayam ta..."
( Venez, racontons des histoires... )
― Expression Igorot



TOUTES LES HISTOIRES n'ont hélas pas que de beaux débuts.

En 2011, la quantité de sandales jetées, de couches détrempées, de sacs usagés et d'emballages jetés dans la rivière Chico avait atteint un point de rupture. Submergée par l'arrivée constante de plastique, la province Philippine de Kalinga en aval prit des mesures pour incriminer la ville de Bontoc située en amont. Devant le sérieux des accusations, le maire et le gouverneur, ont entrepris la fermeture de nombreuses décharges le long des méandres capricieux dans cette région éloignée.

Mais où allait donc tout notre plastique?

Pour ceux d'entre nous vivant le long de la rivière, le défi était palpable.

Pendant des siècles, les tribus de la région, connues collectivement sous le nom d'Igorots, ont prospéré dans une indépendance féroce du reste de l'archipel Philippin. Isolés par une chaîne accidentée de montagnes verdoyantes, les Igorots sont restés largement immunisés face aux trois cents ans de colonisation espagnole plus au sud. Cependant, au cours des dernières décennies, les biens modernes ont atteint même les villages les plus reculés. Alors que les feuilles, le bois et les lianes, qui avaient longtemps servi de matériaux fonctionnels, étaient entièrement biodégradables, ces nouveaux matériaux modernes refusaient obstinément de se dégrader.

En dépit de ce malheureux constat, les Igorots ne resteraient pas les bras croisés.

Dans la société Igorot, l'art de l'intégration écologique y est hautement estimé— au même rang que la peinture ou la sculpture dans d'autres cultures. En ville, de vieux pneus étaient découpés pour en faire des chaises et des tables remarquablement fonctionnelles. Dans les mines, les gaines de câbles de dynamite étaient tissées pour fabriquer des sacs à dos traditionnels. Dans les chaumières, pailles et emballages étaient tissés pour servir de nattes, sacoches et contenants de toutes sortes.

Banayan et moi étions tellement fascinés et enthousiasmés par ce mouvement de recyclage valorisant (le « upcycling » dans la vernaculaire moderne) que nous en fîmes activement partie. Alors que Banayan intégrait ces techniques de tissage et transformation dans les programmes scolaires, j'étais impliqué dans l'amélioration des concepts pour fabriquer des produits recyclés monnayables. Cependant, face au flux toujours croissant de déchets plastiques, nos prouesses n'ont eu que peu de conséquences. Alors que l'impasse juridique à Bontoc s'intensifiait, nous avons réalisé qu'il était bien plus vital d'enlever les plastiques de l' écosystème plutôt que de promouvoir des produits.

Il se trouve que mes collègues et moi avions expérimenté une nouvelle technique d'Amérique du Sud dans laquelle des bouteilles plastiques étaient remplies de sable pour fabriquer des briques de construction. Comme par destinée, la sablière de la rivière et la décharge locale étaient côte à côte. Après avoir fabriqué plusieurs briques de bouteille de sable, nous décidions plutôt de les remplir de plastique à la place.

L'expérience fut instantanément un succès!

Non seulement avons-nous pu fabriquer des bouteilles-briques aussi efficaces que celles remplies de sable, mais nous avons également pu séquestrer une grande quantité de plastiques qui, autrement, se seraient dispersés dans la rivière.

Chez moi, je commençais à appliquer cette nouvelle technique avec mes déchets plastiques du quotidien. En peu de temps, à ma grande joie, j’avais construit un joli jardin. L'école voisine, qui peinait à se débarrasser du plastique de centaines d'élèves, a demandé qu'on lui montre comment procéder. Après une journée enthousiaste passée à emballer du plastique, fabriquer des briques et construire un composteur, les élèves, les enseignants et la communauté étaient ravis de découvrir cette alternative simple à la combustion et à la dispersion des plastiques.

Alors que la technique commençait à se répandre dans d'autres écoles, réalisant le fort potentiel de sensibilisation à l'impact écologique du plastique, Banayan et moi décidions de s’impliquer pleinement. Nous avons entamé un travail acharné à créer un système de comptes rendus et un guide pratique pédagogique. Grâce à sa coordination, ce qui allait bientôt s'appeler «l'écobrique» s'était répandu dans des centaines d'écoles de la province.

Et puis à des milliers.

En un an, alors que l'ensemble du département de l'éducation du nord des Philippines, les églises catholiques et protestantes, ainsi que les bureaux du maire de Bontoc et du gouverneur de la province se sont joints au mouvement, l'écobrique est rapidement devenue, pour des centaines de milliers de Philippins, une solution alternative de gestion de leur plastique.

Banayan et moi observions la propagation du mouvement des écobriques avec grand joie et enthousiasme.

Mais aussi une certaine inquiétude s’emparait de nous.

Alors qu'au début, cela semblait une grande victoire que tant de plastique soit contenu et protégeait d’une contamination certaine la rivière, la question était loin d'être réglée. Nous avons appris que la persistance du plastique est un phénomène social et physique à multiples facettes: bien que nous puissions le souhaiter, il ne disparaît pas après que nous l'ayons jeté, ni lorsque nous le mettons dans une bouteille.

Au fur et à mesure que le mouvement se répandait, nous avons observé que parfois, en dépit d’apporter une solution au plastique, la consommation de plastique en devenait légitimée. Nous observions aussi des applications techniques troublantes.

Dans certaines écoles, nous constations un bond dans l'achat de boissons gazeuses afin de se procurer des bouteilles pour les écobriques. Dans d'autres endroits, nous notions une augmentation de la consommation de la malbouffe, de sorte qu'il y aurait des emballages à mettre en bouteille. Alors que dans certaines applications d'écobriques nous observions l'utilisation inappropriée du ciment (qui réagit mal avec le PET de la bouteille) comme mortier.

Banayan et moi, en constatant ces phénomènes inquiétants, étions dubitatifs et la question suivante pris forme: Les écobriques rendaient-elles vraiment un service écologique?

Au cours de la dernière décennie, ces questions nous ont forcé à ré-évaluer non seulement les écobriques en tant que « solution au plastique », mais en premier lieu ce que doit constituer une véritable « solution écologique ».

Comme une abréviation pour une solution écologique, le terme « vert » s'est imposé dans nos réflexions.

Plus précisément, nous en sommes venus à nous demander: « En fait, que devrait signifier le mot vert? »

Tandis que nous continuons à écobriquer notre propre plastique usagé, nous soupçonnons de plus en plus que résoudre le problème du plastique (et être « vert ») ne se résume pas seulement aux nouvelles techniques et technologies. Tout aussi important, que ce que nous faisons, est la question de pourquoi et comment nous le faisons. C’est de là que nos convictions se sont cristallisées: les traditions de sagesse des anciennes cultures indigènes sont essentielles pour guider nos concepts contemporains de “vert”.

Pour Banayan et moi même, le titre de l'ouvrage reflète une rencontre de nos racines modernes et ancestrales.

En Latin, le mot Tractatus fait référence à la tradition philosophique d'un traité - une exposition rationnelle d'un concept particulier. En Kan'kan'ue, la langue des Igorots, le mot Ayyew fait référence à la vertu d'intégration dans les cycles des écosystèmes qui guide leur culture.

C'est l'éthos Igorot qui inspirera et guidera la théorie du vert et du gris présentée dans les trois livres du Tractatus Ayyew plus avant.

Dans le premier livre, nous préparons le terrain et établissons les fondations de notre éthique basée sur les cinq facettes du caractère cosmologique de la planète Terre.

Dans le deuxième livre, nous consacrons un chapitre à chacune des cinq éthiques terrestres.

Dans le troisième livre, nous concluons par une solution à cinq volets pour le plastique.

Ainsi, au travers des dix-huit chapitres présentant chacun une facette fonctionnelle de l'entreprise verte, le Tractatus Ayyew se veut une boîte à outils plutôt qu'un manifeste.

Nous espérons que, grâce à l'éthos des Igorots, l'éthique Terrestre, et l'exemple de la résolution du plastique, que d'autres défis apparemment gris insolubles pourront, avec confiance et clarté, passer à une profonde teinte de vert.